A propos de l’acte analytique
Jean-Paul Hiltenbrand, Marseille, le 05 février 2005
Je vais essayer de vous pointer comment on peut essayer de définir l’acte analytique. Pour une première mise en place, je dirai que l’acte c’est le rêve de tout analyste, dans la mesure où il arriverait à saisir, enfin, sa condition d’analyste et que de la sorte, il verrait sa condition confirmée pour lui, comme pour son analysant et ceci, grâce à sa propre effectuation. Il la verrait, cette condition, acquérir un statut certain. Toutefois, il ne peut atteindre cette certitude de statut qu’en opérant un désaveu de ce qu’est l’analyse. C’est par conséquent ce désaveu qui surplombe réellement l’acte analytique. J’expliciterai un peu plus la nature de ce désaveu dans la suite. Mais il faut savoir que cet acte n’est fondable, ne peut être conçu que sur le mode du désaveu. Il n’y a à ce niveau aucun paradoxe, mais un fait qui est de structure et inhérent à l’acte lui-même où le sujet rencontre son propre point de butée.
Cette butée est d’abord celle de la relation du sujet au savoir. La pratique analytique s’origine fondamentalement d’un point de « nescience ». Il existe un point d’aveuglement au départ, en tant que l’acte se fonde, s’accomplit à partir d’un refus de savoir. Ce refus de savoir se définit par ce désaveu dont j’ai parlé tout à l’heure. C’est ainsi, que vu de l’extérieur il peut paraître tout à fait scandaleux que l’acte analytique n’ait pas une situation clarifiée sur le plan conceptuel et pratique, c’est-à-dire qu’on ne puisse qualifier ni sa fonction, ni la façon dont il procède dans son activité et encore moins d’où l’analyste s’institue comme tel. Sinon et c’est la réponse que l’on donne traditionnellement, sinon à se référer à son activité d’interprétation dont on sait la difficulté qu’on a à définir cette interprétation.
Je donnerai un exemple tout à fait récent qui m’a été donné par une analysante : Elle était dans une réunion d’amis, il y avait là une architecte qui avait une sympathie pour l’analyse, sans conteste, et qui lui demande à brûle-pourpoint en quoi consiste sa pratique de l’analyse ? Evidemment, la seule manière qu’elle a eu de répondre quand elle s’est sentie interpellée a été de bafouiller quelque chose qui n’avait rien à voir avec sa pratique. C’est la raison pour laquelle souvent les analystes, et cela a été le cas lorsque le gouvernement nous a interpellé, bien avant l’histoire de la psychothérapie, nous avons été interpellés par les services ministériels qui s’occupent de la Santé pour que nous donnions une référence. Eh bien, cette référence traditionnelle, maintenant, que nous donnons, c’est d’avoir à passer soi même par cette expérience de l’analyse, bien entendu, mais ce n’est pas un critère définissable pour un ministre qui veut trouver une norme et plus communément je dirai que la réponse que nous donnons, c’est celle des œuvres qui nous précèdent à savoir, l’œuvre de Freud, l’œuvre de Lacan et vous savez qu’il y a maintenant un débat sur la place publique, grâce à l’action de quelques-uns d’entre nous, les œuvres des fondateurs : Freud, Lacan, Melman éventuellement et quelques autres qui nous servent de critères d’assise.
Si je vous parle de l’acte, je vous parlerai principalement à partir du séminaire qu’en a fait Lacan en 67-68, séminaire qui avait pour mission d’introduire un axe de réflexion sur l’acte. Il convient de se souvenir qu’historiquement, ce séminaire vient à la suite d’une proposition du 9 octobre 67 qui introduit la procédure de la passe, procédure que j’évoquerai dans la suite aussi. Il s’agissait pour Lacan, à la suite de cette proposition d’octobre 67 de commencer à fournir des arguments de doctrine qui nous permettent de définir cet acte.
Je peux évoquer, si tout le monde ne la connaît pas, cette procédure de la passe. C’est une procédure très particulière où en général, soit l’analyste, soit d’autres membres de l’Ecole proposaient à quelqu’un de venir témoigner, devant deux passeurs, de l’expérience qui pouvait être la sienne de ce passage à l’analyste ou à l’analyse, lesquels passeurs ayant auditionné ce passant allaient rendre compte, en témoigner devant un jury composé essentiellement d’AE, c’est-à-dire d’Analystes de l’Ecole, de ce qu’ils avaient entendu. Ce sont eux, les deux passeurs, qui étaient chargés de produire un témoignage de ce qui s’était passé. Nous savons aujourd’hui que cette procédure a échoué et nous-mêmes, dans notre Association, n’avons pas cru devoir reprendre cette expérience.
L’ébauche de cette mise en place nous rend compte de quoi ? Au moins, de façon intuitive, nous pouvons nous apercevoir que la question de l’acte ne peut être abordée de façon frontale ou concrète, que nous pouvons aussi apercevoir que l’examen de la question de l’acte implique un certain nombre de conditions. En effet, dans cette ébauche vient déjà à être suggéré que cela a affaire avec l’inconscient, avec le sujet de l’inconscient dans sa relation au savoir : savoir que nous ne départageons pas là, et qui est aussi bien situé du côté conscient que du côté inconscient. Evidemment aujourd’hui, si nous demandons à celui ou celle qui vient de passer à l’analyse ce qui l’a poussé à ce passage, ceci bien entendu dans le cadre de l’analyse, nous n’obtiendrons qu’une réponse bafouillante, comme la personne qui m’a raconté ce petit épisode mondain. La seule chose qui puisse être évoquée concrètement dans le cadre de l’analyse, est un désir incontestable, mais vient aussitôt se poser une interrogation : Qu’est-ce que ce désir et de quoi est-ce qu’il relève ? De quoi est-ce qu’il se soutient ? Or, il s’agit bien d’un acte dans ce passage, révélateur, constitutif de quelque chose, mais de quoi ?
Je crois qu’il est important de rappeler que dans la culture de la tradition freudienne, le candidat à être analyste et là, on peut parler de candidat, devait faire les preuves de sa connaissance de la doctrine, d’une pratique prudente et éclairée dans sa clinique, c’était la fonction de contrôle, etc. Une telle procédure conditionnelle, comme le montre l’expérience, a, elle également, échoué à produire de l’analyste. Dans notre erre, aussi bien dans notre Association, nous préférons nous en tenir à la fonction du désir, sachant par ailleurs que de l’installation d’un analyste au fonctionnement effectif de l’analyste véritable comme tel, il y a souvent encore un long chemin à parcourir. Nous préférons donc éviter l’effet de nomination qui est celle de la tradition freudienne, toujours catastrophique, pour laisser l’officiant analyste exposé à l’incertitude de son acte. Car il s’agit d’un acte effectif, comme dans l’apologue des trois prisonniers, c’est-à-dire franchir la porte de la prison, fût-elle celle de la névrose, franchir une porte, donc, qui est un acte, mais qui est seulement une promesse, même si la névrose n’est pas résolue pour autant. En même temps, on perçoit bien le caractère nécessaire d’un acte pour que de l’analyste puisse advenir.
Alors, que conclure provisoirement de ces évocations historiques ? Eh bien d’abord que l’échec freudien tient tout entier dans l’échec de la nomination et par la référence qui est donnée à ce qu’on peut appeler un savoir de type universitaire. En effet, vous le savez bien, vous avez pu lire que certains universitaires, certains philosophes plus particulièrement, sont tout à fait capables de décoder l’œuvre freudienne et l’œuvre lacanienne, parfois mieux que certains lecteurs de notre entourage, mais que ça ne fait pas pour autant de l’analyste, même s’ils ont fait une cure personnelle. Donc, il y a cet échec freudien. L’échec de Lacan et de son Ecole et de celle de la passe a été que nous ne sommes pas parvenus, c’est tout à fait clair dans les révélations que nous avons de la passe, nous ne sommes pas parvenus à dépasser la dimension de l’imaginaire de l’opération. Il y a eu des témoignages tout à fait comiques et il y en a eu aussi de dramatiques, puisqu’il y en a eu au moins un que nous avons bien connu, à savoir un suicide à la suite du refus du jury de considérer que c’était une passe. Eh bien, cette opération de la passe, si elle se heurte à la dimension imaginaire à laquelle presque inévitablement certains analysants se trouvent toujours pris, est liée à quelque chose qui est la non discrimination imaginaire de la fonction du transfert. J’ai assisté il y a quelques temps à un colloque sur le transfert et là, c’était tout à fait patent, les 90% des propos sur le transfert étaient articulés dans l’imaginaire, c’est-à-dire dans l’amour imaginaire des patients, voire le contre amour de l’analyste et j’avais à côté de moi un collègue qui piaffait d’impatience et de fureur, attendant et me disant : quand est-ce qu’ils vont se décider à parler de la fonction du symbolique et de la fonction du réel ? Tout ou presque était déployé dans cette relation d’amour imaginaire, d’amour narcissique bien entendu et qu’il était probable que si nous avions engagé là le processus de la passe, dans un contexte pareil, nous aurions très certainement provoqué l’éclatement de notre Association, comme ce fut le cas d’autres associations où ils ont maintenu le processus de la passe.
Notre renoncement à la passe, c’est-à-dire à vouloir manifester dans le concret de la nature de l’acte analytique, est lié au fait que nous avons pu observer dans notre entourage, dans notre pratique, dans ce qu’il en résulte de nos analyses, que la fonction de l’image n’avait pas perdu de sa fréquence. Si l’image, comme dit Lacan, est une menace pour l’homme, l’imaginaire est aussi une menace pour l’analyse, pour l’analyste personnellement.
Cette incertitude dans laquelle nous nous trouvons, incertitude fondamentale qui caractérise le statut de l’analyse, cette incertitude quant au statut de la fonction de l’analyste, vous le savez peut-être, Lacan l’attribue à la faille du sujet supposé savoir, mais aussi du sujet supposé dans le savoir. En ceci que l’inconscient signifie qu’il y a un savoir sans sujet et que ce savoir étant déposé dans le grand Autre, dans ce lieu de l’Autre, le rend par définition inaccessible à un sujet supposé. Aussi, le fait qu’il y a un savoir sans sujet a incité Lacan à identifier ce sujet supposé au sujet de la science, pour autant que cette science situe par excellence la fonction du sujet comme abolie, c’est-à-dire à l’identique de notre sujet de l’inconscient, c’est-à-dire comme sujet forclos et pas seulement comme sujet barré. Il y a une incertitude liée au sujet barré, je l’évoquais tout à l’heure, mais il y a cette abolition radicale qu’opère la science, c’est de fonctionner avec un sujet forclos, c’est-à-dire totalement aboli. C’est la raison pour laquelle Lacan utilise la formulation cartésienne que vous savez, que vous trouvez dans le Séminaire sur l’acte analytique qui est : « Là où je suis, je ne pense pas, là où je pense, je ne suis pas » et je vais tout de suite paraphraser concernant l’acte : là où j’agis, je ne suis pas, là où je suis, effectivement, avec le S freudien, là où je suis, je n’agis pas. Si vous voulez, ce détournement de la formule cartésienne se répète dans les déterminations et les références que l’on peut donner de l’acte analytique.
Voilà donc les préalables à la problématique de l’acte, à savoir qu’il y a quelque chose qui se passe en acte, que cet acte traduit un savoir et qu’au regard de cet acte et du savoir en jeu, le sujet n’y est pas. Il est en état d’absence, il est sujet refoulé, sujet forclos : Il n’y a pas de sujet à l’endroit de l’acte. A l’inverse, si le sujet est manifeste, c’est en tant qu’il est en position de désaveu au regard de ce savoir qui l’anime. Voilà donc les conséquences de cet « ou bien ou bien » repéré par Lacan à partir de la formule cartésienne. C’est ou bien l’un ou bien l’autre et Lacan ajoute cette remarque essentielle : L’acte lui-même ne peut fonctionner comme un prédicat. Vous pouvez utiliser cette affirmation comme un centre de méditation. L’acte ne peut fonctionner comme un prédicat veut dire que si votre analysant agit, il peut faire tous les commentaires, vous en remplir six mois de séances, ça ne peut être l’objet d’aucun prédicat. Tous ces commentaires sur les actes, aussi divers que nous pouvons les rencontrer dans la cure, notifient toujours cette impossibilité de parvenir à un prédicat qui serait révélateur de la nature de l’acte. Cet acte ne peut se dire ni se qualifier. Il en va de même de l’acte analytique, comme de l’acte de celui ou celle qui passe à la fonction d’analyste. Ceci concerne aussi bien l’ace de l’analysant, l’acte du passage à l’analyse que l’acte de l’analyste en séance.
L’intéressant est que de cela, Freud s’en était parfaitement rendu compte. Il ne l’a pas exprimé dans les termes que je viens de vous donner. A condition de ne pas procéder à une lecture naïve, il peut être intéressant d’observer ce à quoi Freud s’est heurté. Cela se trouve essentiellement dans un texte qu’il a rédigé en 1914 : Remémoration, répétition, perlaboration que vous avez sans doute lu, qui se trouve dans l’opuscule de la Technique psychanalytique. Que dit ce texte, pour l’essentiel ? A un moment donné, il nous dit que le patient n’a aucun souvenir de ce qu’il a oublié ou refoulé et ne fait que le traduire en acte. Il poursuit par ce commentaire : Le malade répète évidemment cet acte, sans savoir. Laissons de côté le problème de la répétition, le problème de transfert, le problème de ce que Freud avait là pointé : Une résistance à l’analyse qui est sans doute une formulation de son cru, de la situation où il en était de l’élaboration de l’analyse. Nous ne l’interprétons pas seulement comme une résistance, nous l’interprétons comme impossibilité, ce qui n’est pas tout à fait pareil.
Freud signale que ce qui est oublié, c’est là qu’est l’intérêt de ce texte, il ne suffit pas de dire que Freud s’est un peu fourvoyé dans cette affaire, il faut voir comment il fait son commentaire et c’est souvent dans les commentaires un peu en marge que se révèle la bonne chose à trouver, Freud signale que ce qui est oublié, j’utilise ses propres termes, c’est un groupe de processus psychiques, le groupe de ceux que l’on peut, en tant qu’acte purement intérieur, opposer aux impressions et aux évènements vécus, c’est-à-dire, continue-t-il, l’ensemble des fantasmes, idées connexes et émois qui doit être considéré à part dans son rapport avec l’oubli et la remémoration. C’est intéressant qu’il distingue des éléments qui ont été vécus, des émois de l’enfance et tout ça, que nous accumulons dans notre grenier à souvenirs et puis des actes intérieurs qu’il faut distinguer de tous ces souvenirs et qui constituent un groupe qui s’oppose à tout ce que nous pouvons remémorer de notre passé. Vous voyez, il y a là quelque chose que Freud distingue très finement, c’est-à-dire des choses qui se sont déroulées dans le passé du sujet dont il ne peut avoir souvenir, parce que ce ne sont pas des actes concrets, réels, ce sont des actes qui sont purement intérieurs. On peut en citer un au hasard : La première expérience de plaisir. C’est un acte qui va avoir des conséquences gigantesques pour le devenir du sujet et dont le souvenir est effacé, que nous ne pouvons pas rapporter à un élément concret, déterminant de ceci ou de cela : C’est un acte. Ce que distingue là Freud est un acte dans la structure et non pas dans le concret de l’existence.
On peut encore s’arrêter à ce distinguo qu’introduit Freud qui est tout à fait fondamental. Il y a des phénomènes d’identification, qu’ils soient imaginaires ou qu’ils s’exercent dans le registre symbolique, ils ne sont pas historiquement datables, notables ; on ne peut pas les situer à tel ou tel moment. Le patient que nous recevons est là, je dirai, avec les conséquences de ces phénomènes d’identification et ne sait pas d’où ils viennent ni comment ils se sont constitués. Voire même, il peut les nier sur le plan conscient, alors que justement nous voyons qu’il les répète en acte. Ce n’est pas rare, dans notre clinique, d’entendre quelqu’un dire pis que pendre de son père ou de sa mère et de nous apercevoir quelque temps après qu’il fait exactement ce qu’il dénonçait de son père ou de sa mère. Il en va ainsi de l’identification au père, identification que Freud a considérée comme symbolique, c’est chaque fois à identifier parce qu’il y a des identifications imaginaires et on entend beaucoup à ce sujet, ne serait-ce que dans le besoin au père qui se déclare à tous les coins de rue : Il faut un père à cet enfant ou j’ai manqué de père… On voit bien qu’il y a cette possibilité qui se traduit dans notre clinique aussi bien par une identification symbolique que par une identification imaginaire. En tous cas, lorsque nous entendons un patient répéter l’identification au père, nous savons que cette répétition là est toujours sur le mode symbolique.
D’une manière plus générale, ce qui peut être en jeu, non plus seulement dans le processus de répétition, mais, dans cette impossibilité à dire et à agir, ce peut être tout simplement un souvenir inconscient de plaisir ou de déplaisir. Freud l’avait situé, ce souvenir inconscient, dès les année 1892, 1893, jusqu’aux années 1895, quand il commençait à rédiger la science exacte. Une lecture trop superficielle de cet article nous ramènerait à l’opposition entre ce qui est remémoré et ce qui est mis en acte, ce que Freud signale comme une résistance. C’est vrai que c’est une résistance à l’analyse, c’est une résistance de structure, ce n’est pas une résistance d’intention. Il faut accepter de travailler avec cette résistance qui, à vrai dire, est une impossibilité.
Lacan, pour sa part, déplace le problème en proposant que ce qui est mis en acte est ce qui relève du registre de l’inconscient et ne saurait d’aucune façon être l’objet d’un savoir. Je vous en cite un exemple tout à fait simple qui va montrer que l’acte n’est pas réellement là où on le situe : C’est quelqu’un qui a entrepris une analyse chez moi il y a trois mois et qui a fait la démarche parce qu’il était l’objet d’une inhibition massive, autant dans sa vie personnelle que dans sa vie professionnelle où, pourtant, ça marchait assez bien. Mais lui se sentait complètement corseté par son inhibition qui lui rendait sa pratique professionnelle tout à fait difficile. Pour me citer d’une façon objective, pour me montrer son inhibition, il me racontait que dans la cour de sa maison, il y avait des objets qui étaient là, en attente, depuis quatre ou cinq ans et qu’il n’avait toujours pas réussi à prendre l’initiative de s’en occuper. C’était pour lui le symbole qui montrait le caractère massif de son inhibition. Evidemment, sur le plan professionnel, il prenait aussi à certains endroits des retards qu’il regrettait, par exemple des correspondances qu’il laissait traîner, qu’il aurait dû faire depuis plusieurs mois et qu’il fallait qu’il fasse d’urgence. Alors, d’emblée, dans ce qu’il raconte, le tableau de la famille, du père, de ses frères et sœur, tout cela est fort lointain pour lui et il dit que vraiment ce n’est pas sa préoccupation, ce sont des relations extrêmement lâches et là aussi ce sont des relations lâches parce que ce sont des relations inhibées qui ont subi une censure, pas une censure active, mais une censure passive par voie d’inhibition. Sa vie sociale est également réduite, elle n’est pas réduite parce qu’empêchée ou qu’un symptôme viendrait y faire objection, mais elle est réduite parce que là aussi l’inhibition est tombée sur ses relations ce qui rend ses relations indifférentes. Alors l’analyse débute, fort bien, et puis, alors qu’il m’avait parlé de tout à fait autre chose, d’une situation, d’un problème professionnel, il n’était pas du tout dans un axe précis, il sort de sa séance et il lui vient une idée, une idée qui jaillit, comme ça, hors contexte de ce qu’il m’avait raconté. Une idée surgit, ou plutôt une impression qu’il s’était trompé sur son père. Alors, quelle était la nature de l’erreur de sa part ? Et bien il le voyait, dans le souvenir de son enfance, comme un homme autoritaire, parfois brutal, brutal dans ses décisions, pas brutal physiquement, brutal dans ses décisions, brutal par la voix ou par la manière de trancher, qui étaient des décisions qu’il considérait, lui, brutales. Il aurait sans doute souhaité avoir un papa plus copain, plus fraternel, etc. Donc il s’était trompé sur le regard qu’il portait sur cet homme. Je peux aussi citer le fait qu’à l’adolescence il a plusieurs fois travaillé, non pas avec son père, mais sous l’autorité de son père, comme si c’était un artisan qui prenait son fils dans son atelier pour l’été. De ces séjours de travail avec son père, il en avait aussi des souvenirs très douloureux. Donc l’idée qui surgit au sortir d’une séance qui n’avait rien à faire avec ce père était qu’il trouvait cette autorité légitime et bien venue, ce sont ses propres termes. Bien entendu l’analyste n’avait fait au préalable aucune remarque, jamais au grand jamais sur ce père ou sur ce qu’il avait pu dire, évoquer. Il évoquait son père d’une façon très furtive, très latérale, ce n’était pas le centre de son intérêt, dans ces trois premiers mois d’analyse, bien sûr. Donc ce surgissement, je dirai presque inapproprié par rapport au texte du discours de ses séances et qui l’étonnait. A cet endroit-là nous pouvons dire, affirmer qu’il y a eu acte en raison de ce changement radical de sa position vis-à-vis du père, cependant que ce changement nous ne savons pas, nous analystes, ni comment il s’est déroulé, ni à partir de quel signifiant il a pu se déclencher. D’ailleurs, dans la séance où il nous rapporte cet évènement, évènement de pensée, il nous conte que sa femme lui avait fait la remarque, justement cette semaine, qu’elle également avait observé un certain changement et que lui-même ne s’en était pas rendu compte. Cette notation par un tiers extérieur d’un changement est un signe extrêmement précieux dans l’analyse, parce que, ni le patient, ni l’analyste ne peuvent observer ce changement. Evidemment, cette analyse est trop récente pour permettre d’élaborer une causalité de ce fait, de cet évènement et d’une manière générale dans la cure, un acte surprend toujours. Disons qu’ici, quelque chose s’est déplacé dans la structure du patient ; il ne sait rien du déroulement, c’est-à-dire que le sujet, ici, est aboli. C’est la manifestation d’un savoir sans sujet ! Même, à la limite, ce qu’il dit de l’autorité de ce père lui paraît maintenant à ses yeux, légitime, et bien non ! même ça, il ne peut pas l’assumer en tant que sujet, puisque c’est tout à fait artificiel. J’ajouterai pour information que c’est quelqu’un qui n’a aucun souci de lire les textes de Freud ou de Lacan, il est tout à fait en dehors du champ psy, ce n’est pas quelque chose qui aurait été suscité par quelque information de lecture, toujours bien venue aussi, d’ailleurs, mais là, c’est quelqu’un de tout à fait étranger à notre champ.
Donc, un savoir sans sujet, en acte. Voilà ! Et de cet acte, c’est pour cela que j’ai pris cet exemple que je qualifierai de printanier, parce qu’il n’a que trois mois, donc cet exemple printanier pour vous dire que l’analyste, lui non plus n’en sait rien, tout en sachant en revanche qu’il y a eu acte. Autrement dit, l’analyste est là en position de désaveu. Qu’est-ce que le désaveu ? C’est le signal d’une division radicale du sujet : d’un côté il sait, de l’autre il ne sait pas. Vous vous souvenez comment Freud a cité les aveux du fétichiste : d’un côté il sait, enfin, quand même, il ne sait pas. Sans que le phallus soit l’enjeu, nous nous trouvons cependant dans cette situation de désaveu, de division : d’un côté je sais, de l’autre je ne sais pas. La question reste : comment nous pouvons ouvrir une perspective pour que de cet acte, nous puissions en parler. Jusqu’à présent, je vous montre que nous sommes des aveugles qui savons que nous sommes des aveugles, c’est déjà pas mal ! Habituellement ce que nous voyons dans notre expérience clinique, c’est que les aveugles ne savent pas qu’ils le sont.
Alors, pour avancer dans ce sens, il nous faut peut-être poser le cadre, c’est-à-dire souligner un point qui appartient à la règle fondamentale : ce que l’on dit au futur patient, nous lui recommandons de parler, non seulement de parler sans aucune censure, bien évidemment, mais aussi de s’abstenir de toute décision et de tout acte dans la vie commune. On lui impose, pour prendre une figure tout à fait radicale, une paralysie motrice comme sexuelle, d’ailleurs ! (Dans et en dehors de la séance ! en réponse à la question d’Edmonde Luttinger). Dans certains cas, vous savez, quand on commence une analyse, il faut le dire ce n’est pas une nécessité universelle, mais dans certains cas, il faut exiger de notre patient ou de notre patiente cette abstention, je ne dis pas abstinence. C’est-à-dire que nous engageons notre démarche dans une pure relation de discours. Evidemment, étant donné la durée des analyses, la suspension de l’acte peut faire problème, cependant ce que l’on observe, c’est que la plupart du temps, l’acte, lorsqu’il est agi, ferme le lieu où se déploie le discours. La raison en est simple : tout acte de la vie commune est porté par un objet petit a. Nous voici donc, d’emblée, au cœur du problème. Il est porté, cet objet petit a par la voie du fantasme, c’est-à-dire par l’objet du désir et dès lors, cet objet s’inscrit si acte il y a, cet objet s’inscrit hors analyse, aussi bien que hors discours.
Voilà donc posé, même si cela vous paraît tout à fait terrible de poser des choses en ces termes, mais il nous faut bien poser le cadre a priori, en voyant les modulations, non pas que nous analystes allons introduire, mais les modulations que l’analysant, l’analysante va introduire là dedans. C’est important de poser le cadre pour savoir les modalités qui vont être inscrites. Si vous ne posez rien, c’est-à-dire tout ouvert, qu’est-ce que vous allez avoir comme critère ? Donc, si le cadre de la règle fondamentale constitue une mission impossible, très bien ! On va quand même voir de quel côté de ce cadre il va rompre cette mission impossible. Il faut, il faut poser ce cadre ! Je dis bien, dans certains cas cliniques que je ne préciserai pas, il est tout à fait essentiel que nous adjoignons ce suspend de l’acte sexuel. Peut-être dans ces cas-là, il faut opérer ce suspend, au moins provisoirement, parce que si c’est pour poursuivre à tout allure les actes au début de son analyse, on va passer notre temps à entendre des commentaires sur des actes. Ce n’est pas par hasard que je vous ai cité cette phrase de Lacan, que l’acte ne peut être l’objet d’aucun prédicat. Un prédicat, je le précise, est ou un qualificatif ou une proposition verbale qui vient compléter. Je dis : le président de la République est un homme généreux, homme généreux est le prédicat qui accompagne le titre que j’énonce. Donc, l’acte ne peut être frappé d’aucun prédicat. L’acte, je ne peux dire s’il est bien ou s’il est mal, ni si cet acte viserait le souverain bien, ni si cet acte est sublimation, ni si cet acte est autre chose. Cette règle qu’il n’y a pas de prédicat, les analystes seraient bien venus de la respecter plutôt que de vouloir broder sur les actes de leurs patients. J’entends bien les actes de la vie commune sur lesquels nous ne pouvons rien dire, comme je n’ai rien pu dire de l’acte, comme dirait Freud, intérieur dont a témoigné mon patient en analyse. Donc, parce que dans le cas des actes, l’objet qui sustente l’acte par le biais du fantasme, eh bien cet objet se trouve hors discours et donc hors analyse possible.
Cette observation est précieuse pour nous faire apercevoir que ce qui se joue dans l’analyse, dans la cure, à savoir que si l’analyste demande la suspension de tout acte, c’est bien pour que cet objet du désir, objet petit a se présentifie dans le champ du discours de la cure sous sa manifestation de signifiant, c’est-à-dire de signifiant auquel provisoirement ne se rapporte aucun signifié mis en acte. C’est par le biais du non-agir qu’il parvient à prendre place dans le discours c’est-à-dire entre la place de sujet qui parle dans la cure et le grand Autre présentifié malgré tout par l’analyste. Cette règle du non-agir, je vais quand même ouvrir une petite parenthèse : Vous savez que depuis la plus haute antiquité, mais pas seulement gréco-latine, mais de toutes les grandes traditions morales, même orientales et extrême-orientales, comment est-ce qu’on représente la sagesse ? C’est toujours un personnage assis. Dans la tradition extrême-orientale, c’est un gros bonhomme, un énorme bonhomme adipeux, souriant qui est assis immobile. On voit bien dans la statuaire que c’est un personnage qui va rester immobile, c’est-à-dire dans le non-agir. Dans la tradition grecque, cynique, Diogène est un monsieur qui ne bouge pas, qui peut tout juste dire à Alexandre qui vient lui rendre visite : Ote-toi de mon soleil ! C’est stupéfiant comme effronterie vis-à-vis d’Alexandre le Grand. Il ne bougeait pas ! Toute la tradition de sagesse, quelques soient les cultures que nous connaissons, c’est toujours un personnage immobile. Mais la sagesse n’est pas l’immobilité ! Il faut comprendre où, dans l’être humain, s’inscrit ce non-agir. L’analyse ne vise à aucune sagesse ! Mais pourquoi cette règle du non-agir ? Les sages, de quoi est-ce qu’ils relevaient ? De la fonction de la parole, de la fonction du discours ! La sagesse c’était quand même le pari que les affaires de ce monde seraient réglées par du discours, par de la parole. C’est un peu dans ce sens là que s’insère le principe préalable du non-agir dans les sagesses traditionnelles, mais que nous, nous ne visons pas non-agir, nous visons la possibilité de l’entrée de cet objet dans le champ du discours.
Prenons l’exemple tout à fait primordial de l’enfant, cet objet, comment est-ce qu’il s’insère dans sa subjectivité ? Il s’insert par des effets de discours ! Quand vous entendez une mère qui vous dit que son enfant de trois ans ne parle pas, outre le côté calamiteux de l’affaire, c’est surtout l’embarras que dans les échanges primordiaux, la mère ne sait que faire. Elle n’est projetée que sur son propre désir ou sur sa propre demande, de la demande de l’enfant elle n’en sait rien, c’est-à-dire que l’absence de parole ou de discours de la part de l’enfant fait qu’il y a là une débilité considérable dans le champ de la relation avec l’échange, parce que la place, l’objet l’occupe, non pas en tant que réalité matérielle, il l’occupe en tant que signifiant. La place de l’objet dans notre vie, dans notre discours, c’est à ce titre-là qu’il est pour nous repérable. Cette place, l’objet l’occupe en tant que signifiant et c’est donc en opérant l’élision du sujet, c’est le deuxième temps. Il y a d’abord le temps du discours, il faut que le discours puisse se déployer ; dans un deuxième temps, (je vous donne ces temps pour des raisons didactiques d’explication), dans un deuxième temps on puisse observer ce sujet élidé de son discours, ce n’est qu’en opérant l’élision du sujet qu’un signifiant, un signifiant qui désigne un objet peut venir sur le devant de la scène. Ce dispositif est autant valable pour l’analysant que pour l’analyste. A la demande de cure, il est répondu oui, sans plus savoir de quoi il s’agit. C’est quand même un peu stupéfiant, non ! On reçoit quelqu’un, il nous raconte une histoire, on ne lui demande même pas si elle est vraie et puis on lui répond oui, c’est quand même un comble, il y a de quoi faire trembler ! D’ailleurs, les gens qui sont en début de pratique, ils tremblent et ils ont raison, ils se disent : mais qu’est-ce que va donner tout cela ? Moi, j’ai commencé à pratiquer l’analyse, je m’en suis rendu compte longtemps après, avec un type très malin qui s’est aperçu qu’il était mon premier analysant. Je ne peux pas vous dire la fête qu’il m’a fait ! Le contrôle que j’avais embrayé tout de suite avec mon analyste ne m’a servi à rien. Ce type là m’a promené comme ce n’est pas possible ! Ce n’est que dans un deuxième temps que je me suis aperçu que c’était quelqu’un qui n’avait aucune chance de faire une analyse et qu’il avait introduit cette analyse par complaisance personnelle, bien plus que par nécessité.
On donne la parole non pas à un sujet, on donne la parole à un objet, rendez-vous compte ! Ce dispositif est autant valable pour l’analysant que pour l’analyste : à la demande de cure on répond oui. Est-ce que de la nature de cet objet contenu dans la demande, nous avons une idée ? Eh bien non ! La reconnaissance de la nature de cet objet, cela va faire partie du voyage, bien que de façon tout à fait exceptionnelle, un cas sur mille, on peut entendre surgir l’objet, enjeu futur de la cure, lors du premier entretien. Cet énoncé là est mauvais signe parce que c’est qu’il l’a tout à fait en main et plus tellement dans le discours. Pour une raison de structure de la situation de départ, nous n’en savons rien ; au départ on vient nous demander quelque chose et puis on donne la parole à l’objet petit a, sans savoir de quoi il s’agit. J’ajouterai en outre qu’une demande d’analyse n’a rien de fondateur, c’est simplement la porte ouverte au sujet du discours. Donc la demande d’analyse est un fait relié à la demande du sujet qui lui est intimement singulière, cette demande-là est, bien entendu, encore différente. Il ne faut pas confondre la demande d’analyse avec la demande du sujet. Celle-là, cette demande singulière du sujet est une pulsion, inscrite depuis l’origine du sujet et il est fondamentale que ce soit celle-là qui vienne s’inscrire dans le dispositif de la cure et que dès lors ce soit l’objet correspondant à cette pulsion qui puisse venir à incarner l’analyste. Mais incarner, ce n’est pas être cet objet, c’est incarner cet objet dans le discours du patient. Si cet objet c’est une merde, ce n’est pas pour autant que l’analyste a à répondre comme une merde ! L’analyste vient incarner cet objet dans le discours, pas dans la réalité, parce que ce serait un passage à l’acte.
Ce que nous avons c’est la demande du sujet, non pas la demande du patient qui fait la demande d’analyse. Je parle maintenant de la demande du sujet qui lui est singulière, qui lui est originale, celle qui s’est inscrite dès le début. Cette demande, c’est une pulsion. Quelle sorte de pulsion ? N’importe laquelle des quatre, orale, anale scopophilique ou invocante, n’importe, c’est à nous analyste d’entendre où s’inscrit son machin ! Il est bien entendu, pour prendre l’exemple le plus clean, par exemple la pulsion invocante, on ne va pas répondre à la pulsion invoquant, ce serait stupide ! Donc, si c’est la pulsion du sujet, on ne va pas répondre à la pulsion invocante. L’objet de l’analyse est bien de permettre à quelqu’un d’appréhender la cause de son discours, non pas de savoir. Il n’y a rien à incarner dans le discours du sujet. Si on demande au sujet de s’abstenir d’agir, il vaut mieux que l’analyste comprenne que lui aussi s’abstienne d’agir : la réponse à la demande est un acte par définition, toute les mères le savent. Il faut bien entendre que cette inscription primordiale de l’objet et du circuit pulsionnel est le circuit causal du discours.
Tout à l’heure je vous parlais du sujet supposé savoir, du sujet supposé dans le savoir, eh bien il y a un autre sujet supposé, c’est celui qui demande, celui qui demande, c’est comme l’écrit Lacan : $<>D. Donc là aussi un sujet supposé, comme il y a $<>a, le sujet supposé de petit a, mais comme c’est petit a qui nous parle, on ne peut que prêter un sujet derrière. Poinçon veut dire rapport variable : parfois l’objet petit a parle pur, parfois il est parasité par le sujet, donc il est moins apparent. Si vous connaissez les mathèmes du discours, vous savez ce petit rudiment, c’est que dans le discours analytique la place d’agent est occupée par petit a, dans le discours hystérique la place d’agent est occupée par $. Il est tout à fait pensable qu’au cours d’une cure, d’une analyse on alterne, c’est-à-dire que le sujet, le patient puisse alterner entre le discours hystérique et le discours analytique. Je ne vois pas pourquoi il serait toujours réductible au sujet hystérique ! Et de même de l’autre côté, le pauvre analyste, ça lui arrive d’être dans le discours hystérique, même plus fréquemment que prévu. D’une certaine manière, l’analyste occupe cette place d’objet du discours de son patient, mais il l’occupe de manière particulière, en place d’Autre, de grand Autre, et non pas en place ni de petit autre, ni de réalité, à la place désignée par le savoir, par le savoir sans sujet du patient. Il faut bien entendre que dans la cure, c’est donc un objet qui parle et cet objet, comme vous pouvez l’imaginer et l’entendre de manière intuitive, cet objet est une construction savante, celle que l’enfant a récupérée pour la construction de ses pulsions. Si nous disons qu’il est tellement essentiel que la mère mette la main à la pâte, si je peux m’exprimer ainsi, c’est-à-dire soit l’auteur des soins à l’enfant, c’est parce qu’il est essentiel qu’elle participe à la construction de la pulsion qui dans un deuxième temps va être réordonnée par le père à sa juste place, mais si cette construction n’a pas eu lieu, le père, qu’est-ce qu’il va ordonner ? Rien du tout ! Il faut bien savoir et la clinique nous l’enseigne régulièrement : quand cette construction de la pulsion n’a pas pu avoir lieu pour des raisons complexes de l’histoire du sujet, c’est une calamité où ne peut s’inscrire aucun Nom-du-Père. Il lui faut, au papa, pour mettre sa plante en place, il lui faut un terreau. Si ce terreau n’y est pas, on peut faire de la culture artificielle sur un milieu scientifiquement préparé, c’est ce qu’on fait quand on a ces gens là, non pas en tant qu’analyste, mais en tant que thérapeute. On essaie de maintenir un milieu de culture qui soit favorable. Une fois que vous n’êtes plus là, ça dégringole. Vous servez de faire-valoir sur la construction d’une pulsion qui n’a pas eu lieu.
Cette place désignée est un savoir, un savoir construit dans l’inconscient, dont l’objet petit a est le répondant manifeste dans le discours du sujet. C’est cela qui définit l’altérité : c’est cette place de l’objet en tant que dans le discours entendu là se situe du côté du grand Autre et qu’il est désigné par le savoir. Autrement dit, c’est le signifiant en acte dans sa fonction de signifiant. Par exemple, la demande orale, vous savez que ça donne à l’occasion une boulimie. Devant cette demande orale, évidemment, l’analyste ne peut en aucun cas fonctionner comme un frigidaire bien rempli. Il faut bien que le sujet parvienne quelque part, voila un cas extrême de l’analyse, vous ne pouvez pas demander à une boulimique de s’arrêter de bouffer ! Quand vous lui demandez l’abstinence de tout acte, vous l’obligez à passer par la fenêtre, comme c’est le cas quand on soigne mal les boulimiques. Vous lui posez quand même ce cadre d’abstention de tout acte, mais le cadre posé, vous savez que c’est toujours au même endroit du cadre qu’elle va rompre la convention. A ce moment-là, que pouvons faire en tant qu’analyste ? Nous pouvons la laisser parler, bien entendu, mais repérer dans la cure, dans les séances où cette petite personne va solliciter l’analyse, l’analyste, pas seulement l’analyste, l’analyse aussi, du coté de cette pulsion orale. On va lui permettre de mettre, en dépit du fait qu’elle met tout le temps cette pulsion orale en acte, on va lui permettre de mettre le signifiant en acte, le signifiant qui porte la pulsion et non pas la pulsion seulement. Est-ce que vous saisissez la distinction ?
Permettre ce signifiant en acte, c’est restituer le signifiant à sa fonction. Ce développement nous permet, si je puis encore m’accorder un petit supplément, cette explicitation nous permet d’accéder à la signification d’une formule de Lacan qui est tout à fait intéressante, qui est celle qu’il donne du transfert. Tout ce que je viens de vous décrire depuis le début de cette leçon, vous pouvez le mettre en parallèle avec la problématique du transfert. Lacan dit, dans le séminaire sur le transfert : Le transfert est la mise en acte de la réalité de l’inconscient en tant qu’elle est sexuelle. Vous voyez bien, si vous voulez essayer d’entendre cette formule, la mise en acte de la réalité de l’inconscient, en tant que cette réalité est sexuelle. A partir du moment où on accepte que cette réalité de l’inconscient est pulsionnelle, parce que – vous regarderez dans ce Séminaire XI – après cette formule, de quoi est-ce qu’il va parler ? Il va parler de la pulsion ! Mais qu’est-ce que ça vient faire, puisqu’il nous parle de la réalité de l’inconscient en tant qu’elle est sexuelle, qu’est-ce qu’il vient nous parler de la pulsion ? La pulsion n’a pas forcément de rapport avec le sexuel. Allez expliquer à la boulimique que son symptôme a un rapport avec le sexuel, elle vous rira au nez ! Il est question de fromage et de tout ce que vous voulez, qu’est-ce que voulez-vous qu’il y ait comme réalité sexuelle là dedans ? A partir du moment où l’on admet que cette réalité de l’inconscient est pulsionnelle, ça fait partie de la doctrine analytique. Freud a décrit le Ca comme un sac pulsionnel. Le Ca freudien, c’est la réalité de l’inconscient, en tant qu’elle est sexuelle et j’ajouterai pulsionnelle.
Alors rappelons cette histoire de pulsion et rappelons ses caractéristiques : la pulsion est sans sujet ! C’est pour cela que la boulimique, quand elle vous décrit ses crises n’apporte rien. C’est ce que j’avais dit l’autre jour au colloque sur le don : la pulsion fondamentalement est sans sujet. La boulimique, quand elle vous décrit ses crises, c’est manifeste, c’est ce dont elle se plaint le plus, c’est que c’est un truc sans sujet, elle n’y contribue d’aucune façon, elle n’y est pas. Le sujet est forclos. La deuxième caractéristique de la pulsion, c’est qu’elle est silencieuse, c’est-à-dire que ça ne parle pas : elle est mutique. Mutisme et sans sujet sont les deux caractéristiques, les deux mamelles de la pulsion. A partir de là, il devient compréhensible que la pulsion ne parvienne à se manifester que sous une mise en acte et sous cette mise en acte, est le transfert. On va avoir affaire à un transfert de type oral, je vous laisse le soin d’en décrire les traits caractéristiques dans votre expérience et ce transfert de type oral, donc supporté par ce signifiant objet, autrement dit, ce transfert va se présenter sous la forme de cet objet petit a, qui va courir dans le discours en tant que signifiant privilégié. C’est ce qui fait que la boulimique, en analyse , va avoir, ce qui est la caractéristique du sujet, d’un côté l’activité devant le frigo et de l’autre, ce discours où timidement l’objet, le même objet, celui de la pulsion vient prendre place, doucement, dans le discours.
Voilà le paradoxe de l’acte. Je vous ai dit, au départ que ce n’était pas un paradoxe ! Il y en a quand même un : l’acte analytique est en quelque sorte conditionné par la suspension de l’acte. C’est un faux paradoxe, bien sûr, puisque ce dont il s’agît, c’est de suspendre le faire. Suspendre le faire, le faire faire (que vous pouvez écrire comme vous voulez), le faire faire du patient. On suspend ce faire faire du patient pour que le signifiant puisse se manifester, alors seulement, en acte dans la cure. Vous entendez combien il y a là une discipline qui nous est imposée, non pas idéologiquement, non pas parce qu’on est des gens de parole, qui avons des privilèges particuliers dans les discours, cette discipline est dictée par notre observation que tant que le patient est dans l’acte, il n’y a aucune chance d’apercevoir l’objet surgir dans le discours, il n’y a aucune chance qu’il puisse, lui le patient, trouver sa propre discipline dans ses pulsions ou dans sa pulsion, il y en a toujours une qui tient le haut du pavé sur les autres. Un individu n’est pas unipulsionnel. Dans la clinique de l’anorexie, on a des phénomènes oraux, bien entendu, mais on en a aussi à l’autre extrémité du tube digestif, c’est le souci classique des entrées et des sorties, c’est tout simplement parce que dans l’anorexie qui est polypulsionnelle comme tout le monde, il y a un privilège qui est porté, certes sur la pulsion orale, mais aussi qui peut être concomitant avec des préoccupations autour de la pulsion anale. Donc, tout ça, tant que c’est dans l’acte, nous ne pouvons pas, nous n’avons aucune chance de pouvoir permettre à quelqu’un de domestiquer cet objet et de le mettre éventuellement sous le Nom-du-Père, parce que le Nom-du-Père n’a qu’une seule fonction essentielle : c’est de donner à la sauvagerie de la pulsion un caractère domestiqué. C’est ça la véritable conversion, mais c’est un acte, vous l’entendez ça aussi, c’est que le Nom du Père, ce n’est pas le coup de bâton, le machin, le truc qu’on imagine classiquement, le Nom du Père c’est tout simplement de donner un domicile à la pulsion. A partir du moment où cette pulsion est domiciliée, il n’y a pas de raison qu’elle devienne la sauvagerie que donne la boulimie. Cette domestication de la pulsion est un acte qui peut parfaitement aboutir dans la cure, si elle n’a pas aboutit dans la jeune existence du sujet.
Si vous voulez, on peut citer d’autres exemples : le fait que par exemple Lacan, dans ce même séminaire sur l’acte commence à tracer les quantificateurs. Pour le dire clairement, c’est quoi ? C’est la mise en acte de la différence sexuée, puisque jusqu’à présent, c’est-à-dire jusqu’à Lacan, ce qui dominait la logique propositionnelle, c’était la logique aristotélicienne, c’est quand même pas mal, vingt quatre siècles ! Lacan introduit les propositions de la logique moderne pour modifier notre spéculation et c’est grâce à cette modification, acceptation de la logique moderne, celle qui était déjà en jeu chez les stoïciens, qui avait été oubliée, qu’on a simplement remise au goût du jour en l’améliorant un tantinet, c’est celle là qui nous permet, aujourd’hui de distinguer homme et femme, parce que dans la logique aristotélicienne, une femme c’est non-homme. Regardez dans la littérature, la presse, dans les essais, dans les commentaires, le problème des sexes dans notre société moderne, l’auteur se réfère toujours, d’une manière implicite à la logique aristotélicienne, c’est-à-dire qu’il essaie toujours de sortir de la logique homme/non-homme et il n’y arrive pas, comme les mouvements féministes n’y sont pas parvenus au départ, là, ils ont bien changé. En clair, quand les mouvements féministes sont entrés dans la logique stoïcienne, justement parce que c’est l’enseignement de Lacan qui les a poussé à changer leur fondement doctrinal, quand ils ont quitté la logique aristotélicienne, qu’est-ce qui leur est arrivé aux mouvements féministes ? Ils ont perdu du crédit, alors qu’au contraire on aurait pu penser : tiens, ça y est, ils changent de logique, on va pouvoir … ! Et bien non ! Ca n’intéresse plus personne. Vous voyez que cette logique aristotélicienne a toujours sa prévalence. Ca aussi, c’est un acte ! D’avoir changé les conditions doctrinales de la différence des sexes, c’est quelque chose de tout à fait essentiel. Là aussi, c’est en reprenant la fonction signifiante dans deux systèmes subjectifs différents que cette chose-là peut être mise en acte dans la cure. Là aussi il y a une Verleugnung, c’est-à-dire une forme de désaveu, vous la retrouvez à tous les points essentiels. On ne peut qu’être impressionné par ce qui se passe actuellement au niveau analytique, je ne cesse d’entendre des propos du type : Moi, (c’est un homme qui parle), moi je veux aller chez un analyste homme ! Et de l’autre côté, du côté femme, on entend dire moi, je veux aller chez une analyste femme ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Si vous entendez cela dans la bouche de votre candidat, il faut l’éconduire, parce que ça veut dire quoi ? Ca veut dire qu’au préalable on reste dans la dynamique homme/non-homme ou femme/non-femme, c’est-à-dire que d’emblée l’analyse va s’introduire sur cet a priori de la logique aristotélicienne. Vous n’avez aucune chance en quinze ans d’analyse de changer ce sujet de place ! Sauf s’il a un éclair d’intelligence au cours d’une conférence ou d’une lecture, que tout d’un coup il s’aperçoive de son errement, autrement je ne vois pas comment une analyse puisse modifier quoi que ce soit dans ses propositions. En plus de cela, nous entendons aussi que par ce préalable, jamais le signifiant ne viendra en acte dans la cure, le problème est barré d’emblée et que, deuxièmement, ce genre de demande participe de quoi ? De la montée du communautarisme ! Voila ce que c’est, c’est un discours du communautarisme : Je ne veux avoir à faire qu’à des semblables de la même espèce, de la même race, de la même couleur de peau, de la même constitution anatomique, etc. C’est quand même un peu impressionnant que le discours analytique entérine une demande pareille au départ. Je pense que c’est condamner l’analyse à long terme, c’est quelque chose de tout à fait redoutable, il faut en parler dans notre enseignement parce que c’est gravissime, je ne vois pas comment une analyse peut détourner devant cet a priori doctrinal. Lacan a bien précisé qu’une analyse, même au dix-huitième siècle, même au temps des Lumières n’aurait pas été possible. C’est dire qu’il faut quand même un peu réfléchir à cette évolution sociale dans laquelle nous sommes, vous le sentez bien, même intuitivement, exiger ce préalable de la part de l’analyste, donc lui il serait cette réalité de l’inconscient, exiger cela en préalable, c’est condamner tout acte analytique, par conséquence logique. Dans nos sociétés actuelles, ce n’est pas parce qu’une revue connue sort un numéro spécial sur les analystes, que c’est un danger. Qu’il y ait un débat sur les analystes, tant mieux ! Qu’il soit public, controversé, c’est très bien ! En revanche, ce qui est bien plus redoutable, ce sont ces petites choses insidieuses que personne ne repère, que personne n’entend et qui condamnent à terme les possibilités d’une analyse, d’une analyse qui changerait quelque chose pour les patients qui viennent en analyse. Si c’est pour faire du nursing pendant quinze ans ! D’accord ! Si c’est pour changer réellement quelque chose à nos modes de discours, je crois que oui, il est tout à fait essentiel que ce soit clairement re-énoncé à sa juste place. Voila !
Discussion
E. Luttringer : Est-ce que tu pourrais dire quelque chose de cette phrase de Lacan : L’analyste a horreur de son acte !
JP. Hiltenbrand : Il a horreur de son acte ! Il ne faut pas l’entendre au sens de répugnance. C’est précisément que l’acte en tant que tel, en tant qu’il se pose dans la cure, sous la forme d’un renoncement. L’acte analytique est lui-même conditionné par l’effacement, l’abolition, pas du tout volontaire, l’abolition du discours : quelqu’un parle dans une cure et on va lui répondre quelque chose qui n’est pas suscité par le souci d’être original, ça peut être quelque chose de drôle, on n’est pas obligé d’être toujours triste dans une cure. Il y a cette abolition dans l’interprétation par la réponse que je vais donner. Dans un deuxième temps, le sujet reprend le dessus chez l’analyste et il se dit : qu’est-ce que je dis là ? c’est une bourde ? c’est quelque chose qui est pertinent ? qu’est-ce qu’il s’est passé ? va-t-il sortir furax ? Cela arrive, les malentendus existent quand même suffisamment fréquemment : Vous dites quelque chose à quelqu’un, il peut parfaitement l’entendre comme une interprétation sur quelque chose qui le renvoie au dispositif de son enfance. Par exemple, quand vous pointez chez une femme les manifestations de la petite fille. Il y en a que ça met dans un pétard fou, alors que c’est plutôt sympathique de lui montrer que quand la petite fille parle, elle parle juste, pas quand c’est l’adulte, que ceci n’a rien à voir avec les diplômes, avec la culture. Au lieu d’entendre l’interprétation, le pointage de quelque chose, elle l’entend comme un jugement de valeur. Malheureusement le jugement de valeur n’est pas chez l’analyste, il est chez la personne qui déteste la petite fille qu’elle a été. C’est une autre paire de manches. Au moment où l’analyste parle, il n’en a pas l’appréciation, il n’en n’a pas les propriétés, il est expulsé en tant que sujet aussi bien que l’analysant. C’est vrai que je peux avoir horreur de dire des conneries, mais dire des conneries justes ! Je peux avoir horreur de cette fonction qui me fait dire certaines choses que j’aurais mieux fait de garder pour moi, pour ma tranquillité. Effectivement, il y a des moments dans l’expérience de l’analyste où il peut avoir horreur de son acte. Il le destitue, au même titre que ce propos, cette parole, ce discours va destituer le sujet en analyse. La destitution est également des deux côtés, on est dans une solidarité incroyable, non pas une solidarité de destin, une solidarité de voyage, on fait le même voyage ensemble donc on partage un certain nombre d’évènements qui sont des incidents dans la subjectivité. Si notre analysant n’y comprend rien, qu’il ne veut rien comprendre, on en est tout autant affecté que lui, pas de la même manière mais tout autant. Il y a des éléments de surdité dans chaque structure, il y a des points au-delà desquels on ne peut aller, sinon, comme disait Lacan, à le rendre parano. Le parano est quelqu’un qui a tout balayé, tout nettoyé, il n’y a plus de poussière, vous pouvez être tranquilles, c’est une bonne analyse, mais ça ne va pas l’arranger !
Ce point de structure, c’est à l’analyste d’être suffisamment informé, non par les livres et les textes qu’il a lus, mais par son expérience. Là il y a des points, n’y touchons pas sinon ça va péter. Notre projet n’est pas de purifier le sujet !Ca a été un moment comme ça, à l’Ecole Freudienne de Paris où on cherchait le pur signifiant, le pur sujet, le pur Autre, c’était les Cent jours de la psychanalyse ! Heureusement tout ça s’est écroulé et ce dont on s’est rendu compte, à la faveur de la passe, c’est qu’il y avait beaucoup de choses qui se déroulaient sur le champ de l’imaginaire et qu’on ne pouvait rien en faire, c’était raté, il ne fallait pas insister. Pour notre part, nous avons abandonné la passe, alors que pour ma part, avec l’expérience que j’ai de notre association, j’ai la certitude qu’il y a un certain nombre de gens qui aurait parfaitement pu faire cette expérience, mais comment leur donner de façon partielle dans notre association, nous avons un tel symptôme de démocratie dans notre société, c’était impossible de mettre ça en route sans provoquer des clashs démocratiquement déterminés.
G. Chagourin : Vous avez restitué la dimension pulsionnelle de l’acte par le biais du transfert et vous avez parlé de l’objet de la pulsion. C’est pour moi une question, nous travaillons sur la pulsion en ce moment : est- ce la même chose de dire la pulsion et l’objet petit a, puisque les pulsions sont quatre et que les objets, on les connaît, ce sont les mêmes que l’objet petit a : le sein, les fécès, la voix et le regard, est-ce que c’est la même chose …
JPH, l’interrompant : Donc il n’y aurait que quatre fantasmes !
G.C. : Est ce que c’est exactement la même chose, ou bien est-ce qu’on peut passer de l’un à l’autre ?
JPH : Comment, il faut y passer ? C’est un peu compliqué. C’est un débat très difficile ! J’ai participé, je voudrais continuer à participer à ce débat important dans notre association, je ne peux que vous donner ma thèse, en ce que jusqu’à présent de ma thèse, je n’ai guère obtenu l’accord de mes collègues parce que je crois que l’objet petit a est une question difficile dans le groupe lacanien. Quant à la problématique de la pulsion, donc de l’objet petit a, il y en a un saut doctrinal avec lequel des collègues ne sont pas d’accord, mais je le situe très facilement et très franchement parceque je pense que ça peut être l’objet de réflexions et de débats. Le problème est le suivant : La pulsion, au départ, comment est-ce qu’elle se met en place ? Il faut maintenir ses deux versants. Elle se met en place dans des modalités d’échanges verbaux, que ce soient des cris ou des trépignements, j’appelle ça aussi des échanges verbaux et, je vais le dire comme ça, par la main de la mère, la main qui torche ou la main qui donne le sein, peu importe. Donc dans la pulsion il y a tout ce contenu double, on va l’appeler le contenu somatique et puis le contenu, non pas de discours, mais le contenu verbal, grammatical comme l’a souligné Freud et comme ne cesse de le souligner Lacan : à savoir que la pulsion est une grammaire.
Voilà le double registre dans lequel nous avons à insérer la pulsion, outre le fait qu’a largement souligné Lacan : la pulsion, de l’objet en fait le tour. Ce n’est pas l’objet qui fait la trajectoire, c’est la pulsion qui fait le tour de l’objet, c’est-à-dire sans jamais l’atteindre, elle tourne autour. Pourquoi ? Parce que la pulsion, sur le plan discursif, c’est sa nature même, est une demande. Tout mon enseignement de Grenoble se fonde sur cet argument concernant la pulsion, que j’ai raccourci dans une formule qui a paru terrible à certains, terriblement incompréhensible : Dans toute demande il y a une lettre qui manque, qui fait défaut. Il y a dans la demande initiale de l’enfant un champ amputé. Le privilège de la demande est de révéler que dans le discours, il y a une amputation, quelque chose qui fait défaut, quelque chose qui manque que j’ai nommé la lettre : La lettre, pour diverses raisons, en particulier, c’est la lettre volée, c’est la lettre comme le dit la nouvelle d’Edgar Poe, la lettre en souffrance, celle qui est arrivée à destination mais qui reste en souffrance définitivement. C’est ce que Lacan a décrit dans l’arrachement de la demande du besoin, c’est-à-dire qu’on satisfait le besoin de nourriture, besoin vital disait Freud, la détresse vitale il faut bien y répondre. Tout lacanien qu’on est, il faut bien répondre à certains besoins, donc on répond à cette demande en sachant qu’on répond à un besoin, on ne répond pas à la demande véritable, la demande véritable est une demande d’amour qui est au delà, demande d’amour qui ne sera jamais satisfaite. Donc lettre en souffrance, toujours ! J’ai résumé toute cette argumentation par la lettre qui manque pour toute demande. Il n’y a pas de demande qui donne pleine satisfaction par une réponse, aussi amoureuse soit-elle, sauf de façon momentanée, quelques secondes de pleine réalisation pour savoir qu’ensuite ce ne sera que nostalgie. Pour donner de l’importance à cette lettre, il faut bien qu’il y ait eu quelques fractions de secondes de réalisation pour que vous sachiez à quelle nostalgie vous êtes fixés pour le restant de vos jours. Comme ça vous pouvez engueuler votre semblable, votre partenaire, lui dire : le morceau qui me manque je croyais que tu allais me l’apporter ! Rien du tout. C’est l’histoire du mariage et du divorce, ce n’est que ça, c’est bête ! C’est la lettre qui manque au contrat de mariage !
Donc, pourquoi ai-je dit que ce qui va concerner la pulsion, c’est-à-dire la demande est une lettre et non pas un signifiant ? Parce que si vous considérez que la pulsion, pour la pleine satisfaction, c’est un signifiant, cela aurait la conséquence suivante : c’est que notre langage est suffisamment riche, polyvalent, polysémique etc. au point qu’on finirait toujours, en usant le divan pendant quinze ans, vingt ans, par mettre la main sur ce signifiant, le signifiant perdu. Donc, pourquoi je ne le nomme pas signifiant ? Parce que d’abord il serait au pouvoir du signifiant, forcément. Le langage peut tout dire, sauf certaines choses. Il serait possible de remettre la main sur ce morceau perdu du texte dont je suis, en tant que sujet, émergeant. Il ne faut pas oublier que le morceau de texte qui manque dans le livre, c’est grâce à quoi je suis un sujet. Il y a aussi, là, une certaine prudence, ce signifiant il ne s’agit pas de le réaliser parce qu’il est aussi lié au sujet. Je l’ai appelé lettre parceque, en dehors du caractère concret de la lettre, Lacan insiste bien, cette lettre est une lettre de bas-de-casse. – c’est la grande planche dans laquelle il y a des petits casiers dans lesquels il y a des lettres en plomb -. Il dit que c’est la lettre du bas-de-casse, c’est une lettre en plomb ; elle n’est pas du tout métaphorisable, elle n’est pas intégrable dans le langage, vous ne pouvez pas l’écrire non plus, c’est une lettre que l’on ne peut pas inclure dans un texte, ça ne peut être qu’une lettre à imprimer, c’est une lettre qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, c’est l’impossible Je pourrai vous exposer mille et cent raisons pour lesquelles je considère que c’est la plus stricte fonction de la lettre qui est en jeu. Il est de notoriété publique, sans aller plus loin, que le fantasme est animé par des signifiants et que donc cet objet petit a qui est là, au bout de la formule $<>a est un signifiant, bien que Lacan l’ait écrit par une lettre. Il ne faut pas s’attacher à l’aspect facial formel, il faut essayer de voir comment ça marche dans notre subjectivité. La spécificité de petit a est d’obéir, d’avoir cette capacité de se plier à toutes les significations, d’où l’énorme prolifération d’objets dont nous sommes les agents et les victimes. Il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas seulement les victimes de cette prolifération, nous sommes aussi les agents, des agents complètement stupides et inconscients, parce que l’inventeur de la télévision, vous savez qui c’est ? Blaise Pascal : C’est lui qui a donné la théorie des ellipsoïdes, c’est-à-dire faire en sorte qu’un point circule sur l’écran, à toute vitesse, c’est lui qui a donné la théorie mathématique, c’est lui l’inventeur de la théorie. Ce n’est pas ce qu’il pensait quand il pensait qu’en renonçant à tout il aurait une jouissance infinie etc. Le pari pascalien est un pari un peu floué. C’était sans doute le premier capitaliste de notre ère, confère son entreprise de voitures taxis parisiens ; Il voulait créer une société de coches, comme maintenant les sociétés de taxis parisiens. Il était en avance le Blaise, parce qu’il avait une frangine ! C’est quelque chose une frangine dans votre fantasme !
Donc cet objet petit a prend toutes les formes que vous voulez, toutes les formes discursives avec toutefois les contraintes que vous savez, c’est-à-dire la demande du sujet, la demande de l’Autre qui tenaille et maintient cet objet. Sans demande et sans désir, c’est le drame de notre modernité, ce que j’ai appelé l’apathie, c’est que l’objet petit a fuit, fuit sous les mains. A ce moment là, on n’a plus que la pure pulsion au regard du fantasme. Vous comprenez ? La banlieue, comme on dit, c’est de la pure pulsion sans fantasme. Les bourgeois, ils ont des fantasmes et aussi un peu de pulsion, plus beaucoup, mais c’est ainsi que se divise maintenant le monde, c’est en partie la pulsion, en partie le fantasme. Lisez les journaux avec ces deux guides, vous verrez que c’est formidable, à partir de là, vous comprenez tout. La difficulté dans ce que je viens d’évoquer est évidemment de comment passer de la lettre de la pulsion au signifiant qu’est l’objet petit a dans notre distribution collective. Eh bien cela est un truc un peu compliqué parce que ce qui est évidemment clair dans notre clinique, c’est que celui qui vivote avec sa pulsion orale, il va devoir transformer sa pulsion en un fantasme oral pour pouvoir vivre pleinement son existence sur le mode oral. Vous n’avez de vie pleine qu’à condition que vous soyiez organisés par le fantasme et plus seulement par la pure pulsion. Tout le monde est d’accord, dans la banlieue, là où règne la pulsion, c’est une vie écornée, sans borne.
Elisabeth Olla : Donc transformer la lettre en signifiant ?
JPH : Transformer cette lettre en signifiant est une tâche qui revient au sujet, pas à l’analyste. C’est un peu complexe. Je procède par parenthèses. Ce que nous savons, c’est que dans la métaphore, dans le processus métaphorique, (je ne peux pas vous le décrire en entier, on y serait encore ce soir) dans le processus métaphorique, il y a un phénomène qui est que lorsque vous remplacez un signifiant par un autre signifiant, c’est ce que l’on appelle le processus de substitution, il faut que le terme équivoque. Si le mot n’équivoque pas, si le mot que vous mettez en substitution n’équivoque pas avec le précédent c’est une métaphore artificielle. Si je dis : La télévision nous montre des paysages où la main de l’homme n’a pas encore mis les pieds ! Vous sentez que c’est artificiel. Si je vous dis : Un chêne feuillu comme un gorille, vous saisissez qu’il y a une allusion, mais ça sonne faux, parce qu’il n’y a pas d’équivoque. Alors que dans la formule : Un océan de fausses sciences, voilà une belle métaphore ! Vous comprenez tout de suite. Vous entendez que l’océan est un jeu de mots, comme un océan d’ignorance, une mer où l’on se noie : c’est le jeu des signifiants. La langue est suffisamment riche pour que vous puissiez opérer une métaphore pratiquement sur chaque mot, il suffit d’être en bonne forme intellectuelle pour pouvoir jouer sans cesse. Le remarquable dans la métaphore est que cette métaphore est susceptible d’emboîter avec le processus métonymique, c’est-à-dire que d’une substitution signifiante vous pouvez opérer un déplacement. Par le biais de la métaphore vous pouvez introduire un nouvel objet métonymique dans la chaîne signifiante. Quand on y regarde de près, Lacan l’a signalé quelque part, la bascule sur un même signifiant du processus métaphorique au processus métonymique privilégie une lettre. Vous comprenez par ce processus là comment d’une lettre on peut passer à la fonction signifiante. C’est le côté théorique, descriptif, linguistique. Le côté clinique est que le sujet quand il va organiser le fantasme, il n’a pas beaucoup de possibilités dans son sac, il va tirer la seule bille qu’il a dans sa poche. C’est une bille orale, anale, tout ce que vous voudrez. Il va devoir construire à partir de cette seule bille la population de son fantasme et donc de son désir. Et cette bille, c’est l’opération inverse de celle que je vous ai décrite, c’est-à-dire un passage possible dans la théorie linguistique de la fonction d’une lettre à la fonction du signifiant. A partir du moment où il y a le signifiant, il y a toutes les possibilités de sens qui peuvent être introduites, donc toutes les variations à chacune des caractéristiques de son objet petit a, lesquelles sont quand même commandées dans le registre de la langue par le discours de l’Autre ce qui fait que cet objet petit a, le sujet ne peut jamais certifier qu’il en est l’unique propriétaire, il est toujours obligé de partager avec l’Autre du fait de la langue. C’est exactement comme avec la pulsion, je n’ai jamais l’assurance que c’est ma pulsion ou que c’est une pulsion que j’ai construite avec ma mère ou un autre partenaire au cours de ma jeune existence. Il y a là quelque chose qui est tout un parcours et qui est comme vous le sentez aussi, puisque nous avons parlé de l’acte aujourd’hui, vous sentez qu’il y a des actes qui se suivent chaque fois. Le passage de la lettre de la pulsion au signifiant, à la fonction signifiante, est un acte. On l’entend dans la cure, il y a des gens qui arrivent avec une prédominance pulsionnelle et qui un beau jour s’introduisent aux fonctions de la langue et peuvent organiser un désir derrière. Il y a des gens qui viennent en cure parce qu’ils ne sont jamais parvenus à organiser un désir, qui sont toujours au seuil du désir, en revanche la pulsion, marche plein pot : Il y a ce saut dans le désir qui ne leur est pas accessible. Là aussi c’est un acte, passer de l’un à l’autre ! L’une des caractéristiques sensibles du Nom-du-Père, je vous le résume ainsi : La pulsion, ça suffit, maintenant tu passes à autre chose ! Au fond c’est ça que dit le Nom-du-Père, la pulsion ça suffit, tu passes à autre chose, débrouille toi ! Le petit est donc obligé de sortir de sa relation incestueuse, parce qu’en arrière plan de la pulsion il y a encore cette part à laquelle il doit renoncer et il part chercher une partenaire ailleurs.
Mme Pahin : Je pensais à la réversibilité du poinçon dans l’écriture du fantasme, à cette fonction de réversibilité, comment l’interroger par rapport à ce que vous dites ? Et puis, ça m’évoquait, ce que vous disiez, une phrase dans le séminaire Encore, où il dit : l’écrit. Est-ce qu’on peut rapprocher l’écrit de la lettre, ce qui s’écrit n’est pas du même tabac que le signifiant et en vous entendant, je rajouterai, que le signifiant perdu. Et puis, autre question, celle du sujet aboli, de la différence entre le sujet aboli et le sujet barré. Où Lacan parle-t-il du sujet aboli ?
JPH : Le sujet aboli, c’est le sujet qui a disparu. Vous l’avez mis à la cave, vous avez fermé la porte à double tour, il gueule en bas, mais en haut vous êtes tranquille. Ca, c’est le sujet aboli. Le sujet barré, c’est autre chose, c’est le sujet divisé. La définition freudienne du sujet barré, c’est la Verleugnung, c’est le désaveu : Je sais bien, mais quand même, je sais bien que les filles n’ont pas de pénis, mais quand même, mon désir s’organise comme si elles en avaient un. C’est le désaveu ! D’un côté il y a un savoir, d’un autre côté il y a un autre savoir qui s’organise et qui fait que le sujet est divisé ; Il a deux parts. Le mérite de l’Ich Spaltung, le clivage du moi dans le dernier texte de Freud, celui qu’il n’a pas terminé, est de nous montrer cette division. Cette lecture de Freud, il faut la faire de façon ordonnée, il ne faut pas s’attacher au moi, le moi, de toute façon, c’est un truc qui est fissuré de tous les côtés. La meilleure image que l’on peut avoir du moi, c’est une scorie fissurée de tous les côtés. Donc, si vous voulez bien sortir de votre présupposé, vous pouvez lire le texte de Freud comme étant cette division du sujet. Cette division ne va pas seulement dans le conscient présenter deux thèses contradictoires, ce texte de Freud a ceci d’intéressant c’est de vous montrer que cette division n’est pas une division constante mais qu’elle va fendre jusqu’au fond l’inconscient. C’est là, véritablement que la division, le clivage fait retour au sujet. La barre sur le S concerne non pas le sujet aboli, mais le sujet clivé.
Vous vous doutez bien que lorsqu’un ami sort un livre on s’amuse toujours à le critiquer, notre ami Rolland Chémama, dans le titre, je ne sais pas si c’est lui ou son éditeur qui l’a appelé « clivage et modernité », fichtre, on n’a pas attendu la modernité pour être un sujet clivé ! Lisez les premiers comptes-rendus des réunions œcuméniques, dans les années 200-300 après JC, vous verrez qu’ils n’ont pas attendu la modernité pour l’utiliser. Ils ont bien essayé de supprimer la division, ils ont appelé cela Homo Usios, une seule essence ! Il a fait long feu leur homousios, mais ils auraient bien aimé faire une société de pédés, ça aurait été très bien homousios. Au lieu d’appeler ça homosexualité on aurait appelé ça « des homo-usés » !
Elisabeth Olla : Sur cette affaire de passage du signifiant à la lettre ou de la lettre au signifiant, est-ce que du coup on pourrait dire quelque chose comme ça, à propos de l’objet petit a, que c’est lui qui sert de passeur ?
JPH : Evidemment, tout à fait ! La propriété de la lettre c’est de n’avoir aucun sens, bien que notre subjectivité essaie d’y inscrire quelque chose. Tout à l’heure vous m’avez demandé est-ce que la lettre a à voir avec le cri ? Non, non parce que c’est une lettre qui est brûlée sur notre cuir chevelu et que vous n’avez aucune chance de pouvoir lire vous-même.
– : Sinon dans la cure !
JPH : La cure ? L’analyste étant derrière vous, il aura peut-être une idée de la lettre !
:- C’est dans la cure que cette lettre sur le cuir chevelu va pouvoir se dire.
JPH : Non, vous ne pouvez dire que la brûlure ! Parce qu’elle brûle la lettre, je ne sais pas si vous avez remarqué cela : ça brûle les fesses, c’est clair. La lettre est hors sens, hors langage, elle est réelle ! Il ne faut pas s’imaginer qu’elle est gravée, c’est une mauvaise image que j’ai utilisée, elle n’est pas gravée pour être lisible. Si elle était lisible cette lettre, elle aurait du sens, mais elle n’est pas lisible. Un ami regretté était obsédé par la lettre lue, ce qui lui fermait toute possibilité pour comprendre quoi que ce soit à la lettre analytique, parce qu’il voulait à tout prix qu’elle soit lue, qu’elle passe par le corps, par la lecture, le geste de l’écriture. Il utilisait aussi ce qui se passait dans l’écriture chinoise où il faut faire un geste : l’écriture chinoise est un complexe de gestes. Ce qu’on apprend avant de véritablement apprendre à écrire, c’est à faire le geste de l’écriture, là ça passe par le corps. Sauf que ce n’est pas une lettre ce n’est pas ça la lettre. La lettre telle que l’apprend l’enfant, comme on apprenait à l’époque à faire une belle boucle avec une plume Sergent Major… quand vous consultez les écrits, au 6ème ou 7ème siècle, il y avait deux écritures, l’écriture simple et l’écriture impériale. Tous les édits, tous les textes légaux devaient être écrits en lettres impériales. En revanche vous, béotiens, vous n’aviez pas le droit d’écrire à vos amis en écriture impériale. Il y avait là quelque chose de tout à fait spécifique qui est du corps, qui n’a rien à voir avec la fonction de la lettre : la fonction de la lettre n’a pas de sens ! C’est l’absence de sens, l’abolition de tout sens, etc. ! Si sous voulez, cette absence de sens correspond à ce qui se passe dans la demande. La demande elle-même a du sens, mais ce qui va lui faire défaut, c’est-à-dire cet amour qui va manquer… mais l’amour ne manque pas, la mère elle donne de l’amour, mais il y aura un certain amour qui manquera dans cet amour qu’elle donne. Ceci je ne peux pas, je ne parviendrait aucunement à jamais le transcrire d’une façon signifiante, ça sera toujours une exigence absolue. Vous connaissez cette histoire de patient ou de patiente qui vit avec quelqu’un de l’autre sexe et qui lui demande de l’amour : l’autre, essaie comme il peut, il se casse la tête, mais ça ne va jamais bien, parce que cette exigence est une exigence non pas vaine – elle est tout à fait essentielle – mais c’est une exigence à laquelle aucune réponse amoureuse ne pourra être fournie, rien ne va pouvoir fournir le complément qui manque et le complément qui manque ne peut être transcrit dans aucune forme signifiante quelle qu’elle soit.
Marie-Pierre Bossy : Par rapport à cette fonction de la lettre, il me semble que quand on voit une page de mathématique, on voit quelque chose de la lettre dans son réel, c’est écrit, c’est pas lu, ça ne peut pas se lire, ça ne peut que s’articuler et ça a cette fonction d’être une case vide qui peut prendre n’importe quel sens, aussi. Il me semble que ça peut peut-être s’illustrer.
JPH : Oui, si vous prenez la lettre ?, vous pouvez imaginer tout ce que vous voulez dessus, d’abord elle ne vous répondra pas, c’est déjà un fait et d’autre part vous allez pouvoir vous en servir sans qu’elle ne révèle son sens. Chez l’être humain c’est pareil ! Lorsque Lacan parle des chaînes de Markov, la chaîne de Markov c’est un système qui tourne : à chaque tour il y a une lettre qui tombe, qui va faire défaut, un impossible qui surgit. Cet impossible se répète et fait un processus de répétition, mais c’est un impossible. Markov l’a montré comme une lettre qui choit, mais le dispositif est toujours au même endroit. Là vous avez, au sens mathématique, une lettre qui tombe sans que l’on sache ce qu’elle veut dire, une lettre impossible dans le dispositif. Dans la cure on sait que c’est le phallus, on lui a donné un nom, mais Lacan, au début de son enseignement le nommait bel et bien jusqu’au jour où il a présenté son nœud borroméen et l’a mis dans la corne entre Symbolique et Réel. C’est-à-dire qu’évidemment dans notre existence il a une fonction symbolique et qu’évidemment il a une fonction réelle. On voit bien le mal que se donne certaines femmes pour le présentifier et donc la difficulté à le réaliser, à réaliser la lettre.
Et puis, la fonction de la lettre, elle a aussi cette particularité extraordinaire de nous rendre idiot, stupide ! Je vous en donne un exemple, c’était il y a quinze jours au Colloque sur le don, il y avait trois cents personnes dans l’auditoire, au moins la moitié était psychanalystes ou supposés tels et puis, à la tribune, il y avait un monsieur que nous avions invité, Monsieur Godelier qui a écrit un livre tout à fait intéressant : L’énigme du don et puis il a écrit un autre pavé sur lequel il avait été inhibé et c’est grâce à l’écriture de l’énigme du don qu’il a pu terminer de l’écrire, mais il l’a publié en second : Métamorphoses de la parenté. Ce cher universitaire, anthropologue qui a passé des années chez les sauvages de Nouvelle Guinée, nous explique gentiment que baiser sa sœur ou se marier avec sa sœur ce n’est pas un problème, que c’est un truc qui a été mis en place par l’Eglise Chrétienne, que se marier entre frère et sœur n’avait jamais posé d’objection. Il faut savoir aussi qu’avant d’avancer ce genre de thèse il avait critiqué dans ses ouvrages le structuralisme de Lévi-Strauss, dont les structures élémentaires de parenté et la fonction symbolique qui anime ses différents dispositifs. Donc, il a dit ça devant trois cents personnes dont cent cinquante analystes et rien ! Je me suis dis : ce n’est pas possible qu’il nous dise qu’on peut baiser sa sœur sans qu’il n’y ait un tout petit doigt qui se lève !
-: Vous avez vous-même levé le doigt ?
JPH : Non, je n’ai rien dit parce que j’étais la partie invitante, je n’avais pas à protester et je pense qu’il y avait des gens un peu chevronnés ! Vous voyez comme la lettre rend bête ! Il nous dit que la lettre, le phallus, a un pouvoir universel, que les liens de la parenté élémentaire comme les avait pris Lévi-Strauss n’a aucune espèce d’importance, qu’en plus de cela il fait fi d’une loi reconnue non pas par les analystes parce qu’ils dorment, mais par tous les anthropologues, à savoir le principe de l’exogamie. Il n’y a pas une seule peuplade qui ne respecte le principe d’exogamie. Il s’appuyait sur le fait que l’Eglise Chrétienne du temps romain a interdit le mariage des frères et sœurs ; c’est vrai qu’elle a reporté les principes d’interdit d’inceste jusqu’à la septième génération. Comme la mémoire des hommes ne pouvait pas aller, n’allait plus jusqu’à la septième génération, un siècle après, il y a un concile qui décide de ramener à quatre générations, simplement parce que la mémoire des hommes, au fur et à mesure que progresse la civilisation s’opacifie et c’est un phénomène que l’on observe dans l’enseignement. La mémoire, songez que Platon a écrit tous les dialogues de Socrate de mémoire ! Si vous êtes capables de retenir tout ça aujourd’hui, bravo ! A l’époque c’était commun, banal, ce n’était pas un exploit. Donc l’Eglise a réduit le nombre de générations à quatre pour l’interdit d’inceste parce que nos anciens perdaient la mémoire. Pourquoi l’Eglise a fait un tel ramdam autour du mariage entre frères et sœurs, entre générations, lignages etc. ? C’est sans doute pour des raisons politiques : il ne fallait pas que les chrétiens restent entre eux. C’est donc une des règles d’exogamie, c’est-à-dire qu’on accepte de se marier avec des gentils. Maintenant on n’en trouve plus des gentils, c’est une autre paire de manches, mais autrefois, c’était bien vu que quelqu’un se marie avec un gentil de façon à proliférer, comme disait le Seigneur.
Pourquoi une voix innocente ne s’est pas élevée aux propos de Godelier ? C’est parce que la lettre rend idiot, tout simplement, ne cherchez pas midi à quatorze heures ! La lettre collective, c’est quelque chose qui a rapport au phallus ! Donc, quand on nous dit : Le phallus, pas de problème, allez y, plus personne ne proteste. Voilà!
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